Quel rôle la théologie islamique joue-t-elle en réalité pour l’exercice de l’aumônerie musulmane et comment peut-elle contribuer à la professionnalisation de l’aumônerie en Suisse ?

L’aumônerie musulmane au sein des institutions publiques de Suisse fait actuellement face à des attentes contraires : alors que certains milieux laïques, séculiers ou critiques à l’égard de la religion considèrent avec scepticisme un rattachement théologique de l’aumônerie, des approches médicales holistes ainsi que des bénéficiaires musulmans sont favorables à une aumônerie explicitement musulmane, qui puise parfois dans la richesse d’une tradition religieuse spécifique. La remise en question d’un accompagnement professionnel de personnes vulnérables par crainte d’un prosélytisme, s’oppose à une attitude sensible à l’importance de la culture, qui tente d’utiliser la religion comme ressource. Dans le débat actuel sur la manière dont l’aumônerie musulmane peut et doit être organisée au niveau cantonal en Suisse – par exemple en étant intégrée à une Église cantonale donnée, dans des équipes interreligieuses ou même de manière largement autonome – l’aumônerie musulmane est appelée à justifier sa valeur ajoutée et ses spécificités. En effet, bien qu’une série de besoins spirituels puissent être satisfaits par un interlocuteur professionnel et empathique indépendamment de son appartenance religieuse, dans certaines situations difficiles, il existe sans aucun doute des demandes spécifiquement religieuses qui ne peuvent pas être assumées par des aumôniers ou aumônières chrétiens. Comme la théologie peut être intégrée dans le travail d’aumônerie de manière explicite ou implicite, de façon volontaire ou non, tant par les bénéficiaires de l’aumônerie que par les accompagnant∙e∙s spirituels, celle-ci doit impérativement faire l’objet d’une réflexion.

Le projet « Théologie de l’aumônerie »

C’est à cette réflexion que se consacre, de manière pionnière, le projet « Théologie de l’aumônerie ». Depuis 2020, ce projet est placé sous la responsabilité commune de l’association QuaMS, chargée de veiller à la qualité de l’aumônerie musulmane dans les institutions publiques du canton de Zurich, et du Centre Suisse Islam et Société (CSIS). Elle accompagne de manière scientifique le processus de mise en place et de développement de l’aumônerie musulmane dans le canton de Zurich. L’idée à la base de ce projet découle de deux facteurs : d’une part, le souhait exprimé par les aumôniers et aumônières d’identifier, de fonder et de renforcer leurs compétences théologiques et, d’autre part, la nécessité de garantir des normes déontologiques pour une profession qui, jusqu’à présent, s’est exercée en grande partie bénévolement.

Les dimensions théologiques rituelles dans l’aumônerie

Dans l’aumônerie musulmane, les dimensions théologiques peuvent se révéler sous différents visages, que l’on peut classer en trois types : rituel, systématique et auto-réflexif. La dimension théologique rituelle se manifeste par exemple lorsqu’un père musulman sollicite un rituel d’adieu religieux, y compris la toilette mortuaire, en réaction à la perte de son nouveau-né gravement malade. Elle s’exprime encore lorsque les bénéficiaires ou leurs proches demandent une récitation du Coran ou une prière de supplication avant un traitement ou une opération, pour trouver espoir et apaisement. Elle se manifeste aussi lorsque des détenus musulmans souhaitent participer de manière régulière à une prière du vendredi avec un imam. Ces offres rituelles telles que les implorations personnelles, les récitations du Coran, les invocations de Dieu ou les prières sont spécifiquement islamiques et ne peuvent être proposées et exécutées de manière authentique que par des accompagnant∙e∙s musulmans. Par ailleurs, la possibilité d’un travail intégrant des rites distingue l’aumônerie des autres offres professionnelles d’accompagnement et de conseil, comme la psychothérapie.

La dimension théologique systématique de l’aumônerie

La dimension théologique systématique apparaît notamment lorsque surgissent des questions théologiques, éthiques ou normatives. C’est le cas par exemple lorsque les proches d’un patient déclaré en état de mort cérébrale veulent savoir si l’arrêt des mesures de maintien en vie est ḥalāl (autorisé) du point de vue islamique. C’est aussi le cas lorsque la mère d’un garçon qui s’est noyé se débat avec son destin et se demande pourquoi Dieu permet pareille tragédie, voire interprète les supposées fautes qu’elle aurait commises durant sa vie comme en étant la cause. C’est encore le cas lorsqu’un patient atteint d’un cancer de longue durée ne souhaite plus subir de chimiothérapie et se demande s’il pourra justifier un renoncement au traitement devant Dieu dans l’au-delà. Les personnes en détresse sont souvent confrontées à des questions existentielles qui, à leur tour, sont étroitement liées à des conceptions du monde, y compris théologiques.

Ces exemples illustrent le fait que des demandes liées à la religion sont adressées à l’aumônerie, et que les aumôniers et aumônières doivent y faire face en conséquence. Dans ces situations, une aumônerie musulmane qui entend être menée avec professionnalisme, se doit d’accompagner les bénéficiaires et leurs familles de la meilleure manière, ce qui inclut d’investiguer, dans un entretien axé sur la personne, les besoins de cette dernière pour identifier des actions possibles permettant d’y répondre. Cela signifie par conséquent qu’aucun travail théologique de persuasion n’est mené, de quelque manière que ce soit. Aucun conseil normatif n’est non plus donné et aucune décision n’est prise. La personne chargée de l’aumônerie ne doit donc en aucun cas réagir théologiquement à une demande qui relève de la dimension théologique systématique. En effet, derrière un tel questionnement, certes structuré par la théologie, peut se cacher un besoin émotionnel pour lequel la réponse apportée ne doit pas être religieuse. Comment réagir de façon adéquate et professionnelle à des demandes normatives, en évitant de prêcher par des réponses théologiques figées ou de passer outre un besoin exprimé d’orientation religieuse ? Cette question centrale, qui ouvre les perspectives, requiert une réflexion et une élaboration approfondies. Elle est primordiale pour l’aumônerie musulmane, car elle nécessite non seulement une articulation entre aumônerie et théologie, mais aussi une définition de ce qu’est et recouvre la théologie. Le projet « Théologie de l’aumônerie » offre le cadre nécessaire pour se poser ces questions et les aborder en partant de la pratique.

La dimension théologique auto-réflexive de l’aumônerie

Les aumôniers et aumônières musulmans ont naturellement des parcours spirituels différents, des représentations du monde propres et, par conséquent, des conceptions religieuses et théologiques personnelles. Comme ils et elles sont susceptibles d’influer sur le travail d’aumônerie, ces bagages doivent faire l’objet d’une réflexion. Cette dimension théologique auto-réflexive du travail de l’aumônerie se concentre sur l’attitude de l’aumônier ou de l’aumônière : quelle est ma position personnelle par rapport à l’interruption de grossesse et quelles conséquences cela peut-il avoir sur ma pratique de l’aumônerie ? De quels outils et connaissances ai-je besoin de pour accompagner de manière professionnelle une personne ou une famille ? Quelles sont les ressources dont je dispose lorsqu’un cas me touche personnellement ? Quand est-ce que je ne peux et ne veux pas effectuer un rituel parce que mes limites personnelles sont franchies ? Étant donné que les musulmanes et les musulmans ont toujours conçu leur identité musulmane de manière diverse, il faut non seulement être sensible aux multiples représentations des personnes à accompagner, mais aussi mener une réflexion sur sa propre vision du monde. En effet, pour pouvoir (inter)agir de manière professionnelle, il est nécessaire de prendre conscience de ses propres orientations et d’y réfléchir afin qu’elles ne restent pas latentes et n’influent pas inconsciemment sur le travail d’aumônerie.

La réflexion théologique comme contribution à la professionnalisation

Les dimensions théologiques de l’aumônerie peuvent donc apparaître dans les demandes des bénéficiaires, du fait même des aumônier∙ère∙s ou de leur boîte à outils, et elles nécessitent une réflexion. Dans une démarche de professionnalisation de l’aumônerie musulmane, cette réflexion théologique permet précisément de répondre à des exigences diverses : elle satisfait le besoin de compétences théologiques exprimé par aumônier∙ère∙s engagés volontairement, afin qu’ils puissent accomplir leurs tâches avec assurance. Elle leur permet d’aller à la rencontre des bénéficiaires et de leurs proches, individuellement et en fonction de leurs besoins, là où ils et elles se trouvent dans leur horizon religieux et culturel et de leur proposer, si nécessaire, des alternatives internes à l’islam comme ressource pour leur parcours. Pour les institutions publiques et laïques, la théologie contribue à l’assurance qualité en ouvrant un espace de discussion qui prend au sérieux leurs préoccupations, leur permet de prendre conscience de ce qui influence leurs conceptions du monde et leurs modèles d’action, de réfléchir aux tâches et aux limites de l’aumônerie musulmane pour déterminer ainsi leur propre profil et leur propre perception de leur rôle.

Parallèlement, il est important de souligner que la discussion théologique ne sert en aucun cas à théologiser l’aumônerie ou à la rendre plus religieuse. Elle vise bien plus à reconstruire ses propres points de vue théologiques, à prendre conscience des influences théologiques dans ses propres pensées et actions, à connaître d’autres positions théologiques, mais aussi à reconnaître le potentiel de la théologie et à en développer les ressources. L’aumônerie musulmane est, en effet, en mesure de couvrir un besoin qui ne peut pas être uniquement satisfait par d’autres offres d’aumônerie et d’accompagnement (psychosocial). Elle possède ainsi une valeur ajoutée qu’il s’agit d’exploiter en tant que ressource.