Dénoncer ou ne pas dénoncer? La population musulmane face à la discrimination

Anaïd Lindemann, Université de Lausanne, 2023

Le « chiffre noir » des discriminations

 En Europe, une vaste enquête datée de 2017 a dévoilé que plus d’un tiers des personnes issues de minorités ethniques (dont religieuses) et de la migration déclare avoir été discriminé durant l’année écoulée. Sur ces nombreuses personnes, seule une sur huit (12%) a fait le pas de signaler l’incident à une structure spécialisée ou de le porter devant la justice. Cet écart entre l’ampleur des discriminations vécues et la part des situations effectivement signalées correspond au taux de sous-signalement, communément appelé le « chiffre noir » des discriminations.

Le phénomène du sous-signalement constitue un défi important pour les politiques publiques qui mettent en place des systèmes de signalement dont l’objectif est de mesurer et combattre les discriminations. Ainsi, les rapports présentant le nombre d’incidents racistes signalés sont certes importants, mais ils ne traitent que de la partie émergée l’iceberg. Dès lors, pouvoir mesurer le taux de sous-signalement et tenter de l’expliquer est capital pour saisir les phénomènes de discrimination.

Mesurer le sous-signalement en Suisse

En Suisse, une enquête de l’Office fédéral de la statistique indique qu’un tiers des musulman·e·s de plus de quinze ans estime avoir été victime de discrimination en 2019, ce qui représente environ 136’000 personnes. La discrimination basée sur l’appartenance religieuse étant pénalement répréhensible et poursuivie d’office (l’article 261bis du Code Pénal), combien de ces dizaines de milliers de personnes ont signalé leur expérience ou, même, déposé une plainte pénale ?

Depuis l’adoption de cette norme pénale en 1995 à la suite de la ratification de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Suisse s’est pourvue d’une commission fédérale contre le racisme et de centres de conseil aux victimes de racisme au niveau cantonal. Ces centres accompagnent et enregistrent les signalements qui leur parviennent dans une base de données (DoSyRa) ; ils publient annuellement des rapports basés sur ces données (Lindemann, 2021). De rares structures effectuant un travail similaire existent également dans certaines communautés. Parallèlement, une base de données recense tous les jugements relatifs à l’article 261bis. L’écart entre le nombre de discriminations dénoncées (saisi par ces instruments) et la part de la population qui s’estime victime de discrimination (saisi par des enquêtes de population) permet de saisir le « chiffre noir » des discriminations en Suisse.

Les musulman·e·s signalent moins que leurs homologues de confession juive

En 2019, une étude a pu estimer le ratio de personnes qui a effectivement signalé une situation ou déposé plainte (Lindemann & Stolz, 2022). Alors que 136’000 musulman·e·s déclarent avoir subi une forme de discrimination durant cette année, les centres de conseil ont enregistré 55 signalements et les ministères publiques ont prononcé 4 jugements de cas de discrimination à l’égard de cette population. En d’autres termes, on peut estimer qu’un·e musulman·e qui se sent discriminé·e signalera l’incident à un centre spécialisé dans 0,04% des cas et le déclarera aux autorités (policière ou judiciaire) dans 0,003% des cas. Les discriminations vécues par les musulman·e·s sont donc largement sous-signalées.

Ce « chiffre noir » des discriminations à l’égard de personnes musulmanes est-il particulièrement important ou est-il similaire à d’autres minorités ? Pour le savoir, la même étude a comparé le cas de la population musulmane à celui de la population juive. Pour cette dernière, on estime qu’environ 5’200 personnes considèrent avoir vécu des discriminations (Figure 1), soit également un tiers de cette population, alors que les structures spécialisées (tant les centres de conseil cantonaux que les centres portés par les communautés juives) ont enregistré 57 signalements et les autorités judiciaires 12 cas juridiques. Cela porte la probabilité de signaler un cas d’antisémitisme à 1,098% et celle de déposer plainte à 0,231%, soit des ratios qui sont 27, respectivement 77 fois plus élevé que pour les musulman·e·s.

Tiré de Lindemann, A. & Stolz, J. (2022), Journal of Ethnic and Migration Studies

Des discriminations sont ainsi vécues par une part tout autant importante de la population juive ; elles sont également largement sous-signalées, mais dans une moindre mesure que pour les musulman·e·s. Ce chiffre n’est d’ailleurs pas propre à l’année 2019, puisqu’une analyse des chiffres sur plusieurs années montre un nombre plus élevé (et occasionnellement similaire) de signalements et cas portés devant les ministères publiques dans la population juive que dans celle musulmane, cette dernière étant pourtant plus nombreuse.

Quatre principales raisons à cet écart

Comment expliquer que, entre deux minorités religieuses faisant état du même taux d’expériences de discrimination, l’une ait significativement moins tendance à les dénoncer que l’autre ? Des entretiens d’expert·e·s (des responsables de centres de conseil et des responsables des communautés musulmanes et juives), ont permis d’identifier quatre facteurs pouvant expliquer cette différence.

La discrimination comme fatalité

Premièrement, les expert·e·s interviewé·e·s dans l’étude soulignent un certain fatalisme chez les musulman·e·s qui semble être moins prononcé chez leurs homologues de confession juive. En effet, les expert·e·s indiquent que les musulman·e·s « croient que ça ne sert à rien de parler » et que, même en dénonçant un incident, « ils n’obtiendraient rien du tout » (expert·e communautaire interviewé·e, N06[1]). En revanche, du côté des victimes juives, la perception d’une chance de réussite semble plus positive. Si les analyses montrent que la probabilité qu’une plainte débouche sur une condamnation est la même si la victime est musulmane ou juive, il n’en reste pas moins que le nombre absolu de condamnations est plus élevé dans le second cas ; les membres des communautés juives sont ainsi plus exposés à des exemples de plaintes couronnées de succès que les communautés musulmanes, ce qui pourrait expliquer cette confiance plus importante dans l’issue d’une dénonciation.

Refuser le statut de victime

D’autre part, le statut de « victime » est envisagé différemment d’une communauté à l’autre, avec une normalisation de l’évitement de ce statut dans les communautés musulmanes. De nombreux extraits d’entretiens démontrent en effet que tant les personnes concernées par des discriminations que les responsables d’organisations musulmanes, affichent une grande réticence à « se plaindre » (expert·e communautaire interviewé·e, N12) et à être « dans une position de victime » (expert·e communautaire interviewé·e, N03), rendant une démarche de dénonciation moins probable ou socialement plus coûteuse. En revanche, les responsables de communautés juives ne thématisent jamais cette question dans ces termes, encourageant plutôt la lutte contre la discrimination.

Structure de la population musulmane et rapport aux autorités

Troisièmement, des facteurs structurels permettent d’expliquer la propension moins grande à signaler une discrimination dans la population musulmane, notamment le fait que celle-ci est  issue d’une migration récente, dont 70% née à l’étranger (OFS, 2020). Ainsi, pour une partie de cette population, différentes barrières à l’information sur leurs droits et l’existence des centres de conseil peuvent s’ériger en raison de difficultés de langue ou d’une certaine précarité sociale. Un manque de confiance dans les structures et les autorités est également relevé par des expert·e·s (expériences difficiles avec les autorités du pays d’origine ou des craintes de répercussions sur le permis de séjour). Cette hypothèse est d’ailleurs corroborée par le fait que les centres cantonaux semblent recevoir davantage de signalement de personnes de la deuxième génération (nées en Suisse). La situation est diamétralement opposée pour la population juive qui n’est que minoritairement issue de la migration (Baumann & Stolz, 2009).

Des structures communautaires professionnalisées

Finalement, le facteur organisationnel, c’est-à-dire les ressources et opportunités qui sont mises à disposition par les organisations communautaires, est primordial pour comprendre le nombre de signalements particulièrement bas au sein de la population musulmane. En effet, il faut relever que les communautés juives ont deux structures spécialisées dans l’enregistrement des signalements et le suivi des situations, qui publient des rapports annuels à l’instar des centres cantonaux. Le fait que la majorité des signalements d’antisémitisme recensés provient de ces organisations dénote non seulement la spécialisation de ces structures, mais également la grande confiance des personnes dans celles-ci.

À l’inverse, les communautés musulmanes ne bénéficient pas de structures comparables, à l’exception du centre de soutien de la Fédération des organisations islamiques de Suisse (FOIS) pour lequel des données chiffrées manquent pour effectuer une comparaison. Si une personne musulmane vivant une discrimination n’accorde pas sa confiance aux centres cantonaux, les alternatives vers lesquelles se tourner sont ainsi limitées. Ce manque de confiance est soulevé par de nombreux expert·e·s, que ce soit pour des raisons de rattachement à des autorités cantonales ou d’un manque de spécialisation dans les questions de discrimination à l’égard des musulman·e·s spécifiquement.

Des pistes pour la lutte contre les discriminations

Certain·e·s responsables musulman·e·s ont d’ailleurs exprimé leur volonté « d’essayer de faire ce que la communauté juive fait, ils sont plus organisés, ils ont leurs propres statistiques » (expert·e communautaire interviewé·e, N09). La FOIS a en effet mis en place un centre de soutien pour signaler une situation (via la ReportApp) et obtenir des conseils d’une juriste. En 2018, un premier rapport d’activité faisait état de 60 cas d’hostilité à l’égard des musulman·e·s enregistrés, soit autant que tous les signalements enregistrés par les centres cantonaux. Si cette information manque de détails pour comparer les données analysées dans l’étude et qu’aucun rapport d’activité n’a été publié depuis, on peut tout de même formuler l’hypothèse selon laquelle la professionnalisation de la prise en charge des cas de discrimination au sein des communautés musulmanes mènerait probablement à une augmentation des signalements.

Ces résultats suggèrent que, pour mieux lutter contre les discriminations et soutenir plus efficacement les victimes, les structures étatiques pourraient bénéficier à travailler davantage avec les communautés afin de favoriser l’instauration d’un climat de confiance et, réciproquement, encourager les communautés à professionnaliser leurs propres systèmes. Par ailleurs, les statistiques relatives aux cas signalés et aux procédures judiciaires doivent être interprétées avec prudence, car elles ne nous renseignent pas directement sur le niveau de discrimination réel à l’encontre d’une minorité.

[1] Les entretiens d’expert·e·s de l’étude ont été anonymisés et numérotés, la lettre « N » correspondant aux responsables d’associations ethno-religieuses et la lettre « E » au responsable de centres cantonaux.

Littérature

Baier, D. (2020). Erfahrungen und Wahrnehmungen von Antisemitismus unter Jüdin-nen und Juden in der Schweiz. Institut für Delinquenz und Kriminalprävention. 

European Union Agency for Fundamental Rights. (2017b). Second European Union Minorities and Discrimination Survey. Muslims – Selected findings

Kaiser, C. R., & Miller, C. T. (2001). Stop Complaining! The Social Costs of Making Attributions to Discrimination. Personality and Social Psychology Bulletin, 27(2), 254-263.

Lindemann, A., & Stolz, J. (2021). Perceived discrimination among Muslims and its correlates. A comparative analysis. Ethnic and Racial Studies, 44(2), 173-194.

Office fédéral de la statistique. (2019). Enquête sur le vivre ensemble en Suisse (VeS): Résultats 2018

Simon, P. (2005). The measurement of racial discrimination: the policy use of statistics. International Social Sciences Journal, 57(183), 9-25.